Le Métronome

Décor : D’immenses verrières donnent sur la nuit sillonnée de comètes, d’étoiles filantes, d’avions dont on ne voit que les lumières réglementaires. Mais on n’entend aucun bruit. Le fond de la pièce est arrondi, le sol en pente légère vers le spectateur, les meubles sont disposés de manière à rappeler les chiffres d’un haut d’horloge (entre autres, chaises à quinze heures, fauteuils à vingt et une et divan pour minuit - assez en avant de la verrière), le centre exact est marqué par un guéridon de style rococo, en désaccord relatif avec le reste, qu’on remarque comme centre. On tracera autour des lignes pour les heures et les minutes - il serait préférable qu’elles puissent s’allumer montrant la marche du temps. A droite et à gauche les murs avec leurs portes sont peints en trompe-l’oeil, l’un évoque l’été, l’autre l’hiver. Devant le fond vitré, un escabeau.

Virgile (habit strict, costume noir adouci de rayures écartées blanches et beiges, chemise pâle, cravate rococo; bel homme mince, la quarantaine passée. Il fait brusquement un petit saut et passe à la position huit heures quinze par rapport au centre et au meuble indiquant le neuf. Ton d’annonceur de métier.) : Il est huit heures et quinze minutes. Huit-heures-et-quinze-minutes. La nuit sera relativement douce. La température pour notre ville sera de sept degrés. Sept degrés. Mais il fera onze degrés à Nice et zéro degré, déjà ! à Stockholm... (Changement de ton :) Quel artiste je sens en moi ! Quelle machine trouvera jamais le ton de ce «déjà !» qui met tout le sel dans l’annonce standard ? (Nouveau changement de ton :) Et Cléo qui n’arrive pas. Je lui ai pourtant encore offert une montre... elle était si jolie sur l’écran T.V. que je n’ai pas pu résister. C’était une montre de femme, mais je ne connais pas de femme, alors je l’ai donnée à Cléo. Il ne m’a même pas dit merci. Il l’a regardée d’un air ironique et il a dit : (Imitant Cléo :) Je vais te faire faire la connaissance d’une femme, cela me paraît indispensable. Vingt heures dix-huit. Quelle curieuse réponse pour un cadeau. Et quinze secondes. Du reste je ne demande pas mieux... à condition qu’elle soit à l’heure. (Un temps. Virgile fait un saut à vingt heures vingt. Long soupir énervé :) Oh ! (Sonnerie de l’écran de la porte. Le visage de Cléo y apparaît.)

Cléo : Virgile ? Ça va ? Tu m’ouvres ?

Virgile (maussade, en faisant ce qu’il faut) : Et ma montre, hein ? tu la regardes ?

Cléo : Je l’ai donnée.

Virgile : Quoi ?

Cléo : De ta part.

Virgile : Mais tu n’avais pas le droit !

Cléo (entrant) : Bien sûr que si... Tiens, regarde sa photo. Tu es censé l’avoir déjà vue.

Virgile : Moi ?

Cléo : Mais regarde !

Virgile : Oui. (Il regarde. Intimidé :) Elle est très femme...

Cléo (ironique) : Oui... Tant qu’à faire...

Virgile : Est-elle de bonnes moeurs, au moins ?... Parce que cette façon d’accepter un dîner avec un inconnu...

Cléo (ironique) : Mais oui, sois tranquille. C’est parce que je la connais depuis quinze ans, moi. Ah ! encore un point. Je ne lui ai pas dit que tu n’es pas sorti de ton appartement depuis un an et demi...

Virgile : Pourquoi ? Y a pas d’mal à ça.

Cléo : Tu es censé relever d’une hépatite; tu ne sors pas encore. C’est pour cette raison que l’on dîne ici...

Virgile (mécaniquement) : Vingt heures vingt-trois. Il neige à Atlanta.

Cléo : On s’en fout. Alors évite de lui asséner d’intéressantes nouvelles de ce genre toute la soirée.

Virgile : Toujours ton idée fixe.

Cléo : Oui, et... (Petit saut de Virgile vers vingt heures vingt-cinq.) Glisse au lieu de sauter.

Virgile : Glisser ?

Cléo : C’est plus mondain.

Virgile : Ah ? J’ignorais.

Cléo : Et parle de choses diverses.

Virgile : Le temps change tout le temps, il n’y a pas mieux.

Cléo : De choses diverses, mais pas du temps !

Virgile : Pas du temps ? Mais qu’est-ce que je vais lui dire ! (Cléo lève les yeux au ciel, agacé. Virgile est désemparé. Ses bras dessinent des heures diverses et incohérentes.) Je ne suis malheureux que quand je rencontre quelqu’un. Le reste du temps, ça se contente de ne pas aller très bien... Par rapport à d’autres, en somme, c’est la belle vie...

Cléo (qui s’est assis) : Charmant pour moi.

Virgile : Toi tu ne comptes pas... Je veux dire que tes visites sont si fréquentes qu’elles sont devenues normales. Je me demande d’ailleurs bien pourquoi tu t’occupes de moi.

Cléo : Je t’aime bien.

Virgile (sur un ton très doux, affectueusement) : Il est vingt heures vingt-cinq. Il pleut à Miami, mais pas à Sidney. Belle soirée au Cap Vert. (Il hésite, puis il glisse à vingt heures vingt-six.)

Cléo (satisfait et ironique, approuvant la glissade) : A la bonne heure.

(Sonnerie. Tête de femme à l’écran. Ah, elle est bien. Mais sans caractéristiques. On ne déduit rien en la voyant. Cléo fait un bond et va ouvrir. Virgile a le tract.) Madeleine : J’espère que je ne suis pas en retard.

Virgile : De six mi...

Cléo (lui coupant la parole) : Juste à l’heure. Remarquable.

Virgile (à part) : Pas vrai.

Cléo (présentant) : C’est Virgile, votre admirateur.

Madeleine : Vraiment, je suis un peu gênée...

Virgile : Ah ? Et moi donc !

Cléo (intervenant) : Plaisantin, va. (Virgile reste étonné. Puis il fait un petite glissade à vingt heures vingt-sept.) Virgile est encore un peu faible mais si content de recevoir une visite... (Il regarde Virgile.)

Virgile (intimidé) : Oui.

Cléo : Surtout d’une jolie femme.

Madeleine (riant et gênée) : Ouah... Où me cacher... Je ne sais plus quoi faire de mes bras.

Virgile : On peut indiquer l’heure avec. C’est très pratique.

Madeleine : Ah oui ?

Virgile : Oui. Comme ça. (Il montre. A la position vingt heures vingt-sept.)

Cléo (à part) : Ouïouïoue.

Madeleine (facétieuse, imitant la position des bras) : Comme ça ?

Virgile : Parfaitement... Vous êtes très douée.

Madeleine (modeste) : Oh... Evidemment ça les occupe, mais on ne peut pas rester comme ça.

Virgile : Non, bien sûr. Ils tournent. (Il fait la démonstration.)

Madeleine : Eh oui ! Ça tourne ! (Ils rient tous les deux.)

Virgile (confidentiellement à Madeleine) : Il neige à Atlanta.

Madeleine : Ah bon ?... Vous êtes de là-bas ?

Virgile (étonné) : Non. Pourquoi ?

Cléo (sauvant les meubles) : Mais il y a de la famille !

Virgile : Moi ?... (Essayant de se raccrocher à quelque chose :) Toutefois il pleut à Miami.

Madeleine (un peu perdue) : Comme c’est intéressant.

Virgile (rassuré; fier) : N’est-ce pas ?

Cléo (coupant court) : On va dîner.

Virgile (glissant à vingt heures vingt-huit) : C’est que je suis très occupé...

Cléo (le bousculant) : Mais non. Va chercher la table. Allez, va.

Virgile (y va; bougon, à part) : Qui va indiquer l’heure, alors ?... Si l’heure ne tourne pas, la terre non plus...

(Il va vers une porte à deux battants, les ouvre et tire une grande table à roulettes toute prête avec les couverts, les plats, la boisson. Un système ingénieux fait que les sièges, à roulettes également, s’y encastrent, mais se détachent des aimants du bord de la table avec une simple pression. Pendant ce temps :) Madeleine (à mi-voix, à Cléo) : Il n’a pas l’air de tourner rond.

Cléo (à mi-voix, à Madeleine) : Oh que si !

Madeleine (à mi-voix, à Cléo) : Puisqu’il est encore malade, il sera peut-être trop fatigué pour faire l’amour tout à l’heure.

Cléo (à mi-voix, à Madeleine) : Eh bien, ma chérie, au prix que je te paye, tu lui trouveras des forces... (Haut à Virgile :) Tu as besoin d’aide ?

Virgile : Non, non, j’ai l’habitude. En tirant un bon coup toutes les roulettes finissent par aller dans le même sens. (Il tire les sièges.) Si vous voulez vous asseoir... il est vingt heures vingt-neuf et nous dînerons à vingt heures trente.

Madeleine (admirative) : Vous avez un de ces sens de l’organisation !

Cléo : C’est vrai. Virgile est un organisateur-né.

Virgile (modeste) : Je connais l’heure un peu mieux que les autres voilà tout... Top... Prenez votre fourchette. (Il sert les hors-d’oeuvre.) ... Mangeons.

(Ils mangent. Un temps. Madeleine est embarrassée; Cléo cherche quelque chose à dire. Virgile est très appliqué, il mange avec une régularité métronomique.) Cléo (pour dire quelque chose) : Quels bons hors d’oeuvre !

Madeleine : Oui, les hors d’oeuvre sont bons.

Virgile (satisfait) : Et après il y aura un bon poisson.

Cléo et Madeleine ensemble : Ah !

Cléo (insidieux) : Un poisson du venteux atlantique ?

Virgile : L’anticyclone des Açores, bien connu de tous même sans y être allé, avait établi une zone de calme là où notre poisson fut pêché, en bordure du Gulf-Stream, lieu du bonheur poisgall, dans une eau délicieuse aux nageoires. Mais à l’heure actuelle, seulement quinze heures et vingt-sept minutes après je crois - on peut donc dire ce poisson encore frais grâce à l’usage des frigorifiques -, le temps là-bas s’est gâté. Vent force 4. En outre il pleut. Et la pluie est froide. Six degrés environ. La houle devient menaçante avec des creux qui accroissent le mal de mer...

Madeleine (ironique) : En somme, heureusement qu’il est parmi nous.

Virgile (interloqué) : Hein ?... oui, oui... peut-être.

(Il sert le poisson. Ils mangent. En ce qui le concerne, comme précédemment. Les autres n’ont visiblement pas faim.) Cléo (brusquement) : Bon sang ! J’ai oublié de fermer le gaz chez moi ! Il faut que j’y retourne.

Madeleine (aigrement) : Comme c’est vraisemblable.

Virgile : C’est parfaitement vraisemblable ! Moi-même j’ai laissé le gaz ouvert plusieurs fois. J’ai eu très peur.

Cléo : Moi aussi j’ai très peur.

Virgile : Va vite, Cléo. Tu seras chez toi à neuf heures dix et tu seras de retour à neuf heures trente-cinq.

Cléo : Parce que le temps est beau.

Virgile : Mais frais.

Cléo : Je vais courir.

Virgile : Alors tu arriveras à neuf heures deux et tu seras de retour à neuf heures dix-neuf.

Madeleine (bas à Cléo) : Si tu me fais ça, ça va te coûter cher.

Cléo (bas à Madeleine) : Tu me coûtes déjà assez cher comme ça, ma poulette, je m’en tiens au devis.

Virgile (l’accompagnant à la porte) : Va vite, et sois prudent en entrant chez toi, pas d’allumette.

Cléo : Comme tu es de bon conseil. (Bas :) Pendant ce temps-là sois gentil avec Madeleine... C’est une fille bourrée de qualités...

Virgile (bas) : Lesquelles ? Rien de ce que je dis ne l’intéresse.

Cléo (bas) : Mais si !... Elle a des seins superbes.

Virgile (bas; très logique) : Ça ne sert à rien pour indiquer l’heure.

Cléo (interloqué) : Ah !... essaye toujours, c’est le seul moyen d’être sûr... tu me tiens au courant ?

(Il sort. Virgile, front plissé, revient à la table où attend Madeleine visiblement morose.) Virgile (perplexe mais intéressé) : Cléo prétend que vos seins peuvent indiquer l’heure, c’est vrai ?

Madeleine (ironique) : Les âges sûrement, les heures, c’est peut-être aller un peu loin.

Virgile : Oui, c’est un instrument de mesure relativement imprécis ?

Madeleine (ironique) : Vous voulez expertiser ?

Virgile : Eh bien, étant en quelque sorte de la partie, franchement, je serais intéressé. Mais plutôt après le dessert car il est vingt heures quarante-huit.

Madeleine (ironique) : Ce sera mieux à vingt et une heures deux.

Virgile : Le soleil se sera couché depuis quarante-quatre minutes. Notre âme sera envahie par la sérénité de la nuit.

Madeleine (railleuse) : Oui, oh, on se couche à toute heure; après tout, l’argent fait la pluie et le beau temps.

Virgile : Tiens ? Je ne savais pas. (Il se met à servir le dessert.)

Madeleine (ironique) : Vous ne devez pas sortir beaucoup.

Virgile (embarrassé) : J’ai si peu de temps.

Madeleine (chipotant son dessert) : Qu’est-ce que vous faites ?

Virgile : Je le compte.

Madeleine : Quoi ?

Virgile : Le temps... Le temps, c’est la vie.

Madeleine : Vous avez peur de mourir ?

Virgile : Cette question ne m’a même jamais effleuré. Je suis un homme du présent. Hic et nunc : ici et maintenant. Et un peu ailleurs, pour le temps qu’il y fait. Mangez donc. (Il mange comme à son habitude. Satisfait :) Tout fini.

Madeleine (ironique) : C’est bien !

Virgile : Un peu long aujourd’hui parce que vous traînez.

Madeleine : Merci.

Virgile (mécontent) : Vingt heures cinquante !... Allez, allez, il est l’heure de ranger.

Madeleine : Oui oui. Eh bien je n’ai plus faim, na.

Virgile (scandalisé) : Mais vous êtes invitée à dîner !

Madeleine (posant sa cuillère) : Tant pis.

Virgile (mécontent) : Il faut finir... (Devant son absence de réaction, il reste un instant comme perdu, puis, brusquement, il passe à l’action : d’une main il tient la tête de Madeleine, de l’autre il manie la cuillère, cueille le dessert et l’enfourne; elle essaie en vain de se dégager. Enfin satisfait :) Là... Fini... Très bien.

Madeleine (étouffant de rage et de dessert) : Mais vous êtes fou !

Virgile : Vingt heures cinquante et une. Allons, ce n’est pas si mal...

Madeleine : Vous avez des invités qui reviennent ?

Virgile : Je n’invite jamais personne. Vous, c’est une idée de Cléo...

Madeleine : Mais il m’avait dit que...

Virgile (comprenant qu’il s’est coupé) : Ah... ah oui, c’est vrai... (Pour expliquer :) Cléo est un ami...

Madeleine : Ça j’avais compris... Mais il aurait pu m’épargner le dessert... Un ami d’enfance ?

(Elle est tirée de sa chaise par Virgile qui commence de ranger.) Virgile : Pas exactement... Je l’ai rencontré seulement l’année dernière... Quand j’ai été licencié de l’horloge et météo parlantes pour être remplacé par une machine... qui salope le travail soit dit en passant... elle m’est inférieure sur tous les points... elle se trompe souvent sur le temps qu’il fait ici ou là, tandis que moi, voyez-vous, j’ai un sixième sens, le sens professionnel, si bien que je sais instantanément, sans avoir besoin de renseignements, le temps de l’ex-Saigon, de Sydney ou de Pékin...

Madeleine : Pourquoi est-ce qu’on vous a remplacé alors ?

Virgile : Il fallait me payer... La machine travaille moins bien mais pour moins cher...

Madeleine (aidant à pousser la table; Virgile a failli l’en empêcher, puis laisse faire) : Et Cléo là-dedans ?

Virgile : Mon travail, comme pour beaucoup de gens, était toute ma vie... Pour me préparer à retourner à la vie banale, j’ai eu droit gracieusement à un stage à l’Institut Chambord de Recherche de la Normalité au Service du Travail, ICRNST... (Il ouvre la porte et ils poussent la table. Madeleine revient dans la pièce dont elle fera le tour en l’examinant et en écoutant Virgile avant d’aller se planter devant la verrière. Virgile reste dans la pièce qui doit être la cuisine d’où l’on entend les bruits de la porte du lave-vaisselle et de la vaisselle qu’il y met tout en parlant fort.) C’est un très bel institut, tout le monde y était très intéressé par les informations que je donnais...

Madeleine : Et Cléo ?

Virgile : Il est quelque chose là-dedans, je ne sais pas très bien quoi... Mais tout de suite il a eu de la sympathie pour moi...

Madeleine (ironique) : Je vois.

Virgile : C’est d’ailleurs réciproque car il écoute bien.

Madeleine : Ce serait son métier que ça ne m’étonnerait pas.

Virgile : Ecouter l’horloge et la météo parlantes n’est pas un métier, c’est passionnant, voilà tout... Donc, quand je me suis retiré ici, avec mes maigres moyens, pour continuer mon travail à titre privé, il est venu me voir, puis il est venu régulièrement, ce qui est particulièrement agréable et prouve l’homme civilisé.

Madeleine (à part) : Je me demande s’il me paye avec l’argent de l’Institut.

Virgile : Il déplore comme moi le remplacement de l’homme par la machine.

Madeleine (hypocrite) : Comme il a raison...

(On entend claquer la porte du lave-vaisselle puis sa mise en marche. Le son disparaît quand Virgile rentrant ferme les portes tout en disant :) Virgile : Je ne vous recommande pas Hong-Kong ces jours-ci, mais Bangkok, par contre...

Madeleine (ironique) : Si Cléo me donne une prime...

Virgile (sans faire attention à ses propos, allant à elle) : Vingt et une heures deux. Ouf; de justesse. Allez, c’est le moment de venir me montrer votre heure.

Madeleine (réticente) : Mais Cléo va revenir...

Virgile : S’il a couru tout le long, mais je le connais, il marchera au retour, allez, top...

(Il lui a pris la main, la tire et l’entraîne dans sa chambre par une porte à droite. La scène reste vide.) (Si les marques du temps sur le sol peuvent s’allumer, on voit le temps s’accélérer jusqu’à vingt et une heures vingt-cinq. Sonnerie. Un beau visage de femme apparaît sur l’écran, d’un sourire crispé. Nouvelle sonnerie. Virgile sort en courant avec à l’évidence juste un peignoir sur lui et va appuyer sans regarder l’écran sur le bouton permettant l’entrée.) Virgile : Voilà ! Voilà ! Ne t’énerve pas, Cléo.

(Dès qu’il a appuyé, il retourne tout aussi vite dans sa chambre.) Virgile : Vingt et une heures vingt-cinq; bon sang, quand le temps se glisse dans les draps...

(Il a refermé la porte. La scène reste vide un instant. Entre Mathilde. Elle porte un imperméable gris très élégant, son allure est celle d’une femme raffinée, précieuse. A l’épaule, un sac à main dont on voit surtout la marque.) Mathilde : On peut entrer ?... Alors j’entre, merci... A la bonne heure, on est accueilli... Apparemment il faut attendre... Eh bien, attendons. (Elle enlève l’imperméable qu’elle jette sur le dossier d’une chaise et apparaît en tailleur cerise chic avec marque apparente. Faisant le tour de la pièce :) Clair et précis, j’aime ça... Aucun risque d’oublier l’heure... moi qui suis si distraite... Et quelle belle vue du ciel... avec quelques néons en plus, des publicités géantes, ce serait toujours beau et plus humain... Quand pourra-t-on enfin écrire sur les étoiles ? Ou au moins sur les planètes, sur la lune... (Exaltée :) Elle se lèverait, moi en elle, à sa taille, demi-nue, tenant des lettres de feu d’une grande marque dont elle couvrirait la terre...

Virgile (réapparaissant et surpris) : Ah !

Mathilde : Tiens, un mâle.

Virgile : ... Oui... oui... (Intimidé :) Qu’est-ce que vous voulez ?... (Machinalement, pour se réconforter :) Il est vingt et une heures vingt-sept.

Mathilde : Quelle marque votre peignoir ?

Virgile : ... Je ne sais pas... (Il cherche vaguement)... Mais à Miami, quel sale temps...

Mathilde : Du produit sans marque, je ne vous fais pas mon compliment.

Virgile : Peut-être sous le col, derrière... c’est là souvent que...

Mathilde : Oui... Pour de la sous-qualité... Enfin, voyons... (Elle vient sur Virgile, passe derrière et ,sans façon, tire le col à elle en le tournant légèrement pour regarder la marque.) Peuh...

Virgile (qui a eu du mal à maintenir son peignoir; angoissé) : C’est pas bien ?

Mathilde (méprisante) : N’en parlons même plus.

Virgile (triste) : Je m’excuse... Mais la neige à Atlanta est de plus en plus grasse, les flocons de plus en plus gros, la couche de plus en plus épaisse...

Mathilde : Oui... Envoyez-moi la femelle.

Virgile : Quoi ?

Mathilde : La femelle ! Il y en a bien une ?

Virgile (fièrement) : Ça oui... Et une belle encore.

Mathilde : Envoyez.

Virgile (intimidé) : Ah ?... bon. (Il rentre dans la chambre dont sort presque aussitôt Madeleine en peignoir également, mais pas à sa taille.)

Madeleine (entrant) : Quelle est la nouvelle tuile pour ma soirée ?... (Voyant Madeleine.)...?.. Madame ?

Mathilde : Je m’excuse de vous déranger.

Madeleine : Oh, j’en avais assez d’indiquer l’heure de toutes les façons...

Mathilde (par pure politesse) : Et quelle heure est-il ?

Madeleine : Vous n’êtes pas dans le devis.

Mathilde : Moi ma montre a des problèmes.

Madeleine : Et en plus il vous dit sans arrêt le temps qu’il fait partout... Epuisant.

Mathilde : Quelle marque votre peignoir ?

Madeleine : Hein ?... Non mais, est-ce que je sais, moi !

Mathilde : C’est pourtant intéressant.

Madeleine : Ah ?

Mathilde : Oui.

Madeleine : En tout cas pour votre tailleur on n’a aucun doute.

Mathilde (fièrement) : Pour mon sac non plus, regardez !

Madeleine : Oui... Qu’est-ce que vous voulez ?

Mathilde : ... Cléo est là aussi ? (Elle indique la chambre du menton)...

Madeleine (riant) : Non, tout de même pas.

Mathilde : Alors on va se parler de femme à femelle... Le sans-marque ne dérangera pas ?

Madeleine (agacée) : Le sans...? Est-ce que je sais ! Il est chez lui après tout.

Mathilde : Ah vous en êtes là !... Pauvre Cléo... Enfin moi, je suis anticonformiste... Il vous paie le loyer, vous y installez quelqu’un pour vous donner l’heure... ça prouve que vous aimez le confort bourgeois...

Madeleine : Mais c’est chez Virgile, ici, pas chez moi ! C’est écrit sur la porte, vous savez lire ?... Virgile, enfin, c’est un nom d’homme.

Mathilde : Ah ? Cléo m’avait dit le contraire...

Madeleine : Cléo ?

Mathilde : Qu’il était tombé amoureux d’une jeune femme, presque une jeune fille, il lui fallait être discret, c’est pour ça qu’il ne pouvait pas porter mes cadeaux avec marques dessus. Il avait peur de lui faire du tort...

Madeleine (railleuse, à part) : Il ne manque pas d’imagination notre spécialiste de l’Institut Chambord.

Mathilde : C’est pour ça que je suis venue... pour expliquer à la jeune personne le mal que j’ai à l’habiller un peu convenablement... qu’il ne faut plus qu’elle me mette des bâtons dans les roues...

Madeleine (elle se met à faire des exercices d’étirement) : Est-ce qu’il s’obstinerait à s’habiller tout seul ?

Mathilde (au bord des larmes) : Hélas, j’en ai bien peur et il a si mauvais goût... Vous-même, vous avez des choses de marque, j’espère ?

Madeleine : Il m’en a refilé quelques-unes. Je les trouvais bien un peu viriles... mais on ne refuse pas Cardin ou Cartier... Ça m’étonnait, aussi, cette générosité.

Mathilde : A moi il ne me donne jamais rien.

Madeleine : Et vous le connaissez depuis longtemps ?

Mathilde : Quelques mois... Des salauds ont licencié les speakerines de ma chaîne T.V. pour nous remplacer par un ordinateur «convivial». J’ai été secouée. Se retrouver démarquée, comme ça, brusquement. Une dégriffée, voilà ce que je suis devenue. (Elle est au bord des larmes.)

Madeleine (insidieuse) : Mais on vous a sûrement offert un stage de réinsertion dans la vie normale ?

Mathilde : Oui ! A l’Institut Chambord. Vous connaissez ? Cléo y était en même temps que moi... Tout de suite je lui ai été sexuellement sympathique, j’en ai profité pour lui expliquer le détail des signatures de la mode, le moyen d’affirmer sa personnalité en se vêtant avec des marques...

Madeleine (railleuse) : Est-ce qu’il a compris ?

Mathilde (dépitée) : Pas tout, je le crains.

Madeleine : En somme je ne peux vous servir à rien, je vais aller m’habiller... si le sans-marque là-bas me laisse faire... et je vais vous l’envoyer. C’est lui qu’il vous faut. (Revenant sur ses pas :) Ah, un conseil, s’il veut vous faire indiquer l’heure, refusez... c’est très fatigant... (Repartant :) Et puis, évitez de lui parler des marques, c’est un esprit scientifique, il a horreur des bizarreries.

(Elle sort.) Mathilde (indignée) : Bizarreries ! Des marques que les gens bien portent dans le monde entier !... Pourtant je ne lui ai pas annoncé les programmes T.V.. de ce soir. Dieu sait que j’en avais envie ! Mais Cléo dit qu’il ne faut pas...

(Virgile rentrant, en pyjama et robe de chambre :) Virgile (à part) : Allons bon, qu’est-ce que je vais lui dire, moi ? Et en plus il paraît qu’il ne faut pas lui indiquer l’heure... ni le temps... De quoi est-ce qu’on va parler ?... (Haut :) Vous avez quelque chose à dire, vous ?

Mathilde : ... Vous connaissez les programmes télé pour la soirée ? (Se mordant les lèvres, à part :) Ça m’a échappé.

Virgile : La télé... j’ai si peu de temps à moi...

Mathilde : Qu’est-ce que vous faites ?

Virgile (embarrassé) : Rien... rien.

(Un silence.) Mathilde : Ah oui... je voudrais que nous parlions de Cléo.

Virgile : C’est un ami.

Mathilde : Pour moi aussi, nous avons couché ensemble souvent. Mais il ne tient pas compte de mes conseils.

Virgile : Des miens non plus.

Mathilde : C’est un cas difficile.

Virgile : Il est parfois dur à comprendre, c’est vrai.

(Un silence.) Mathilde (pour meubler, très speakerine) : Demain à 20 h 30, sur la chaîne 4, «Michel rencontre Mike», un téléfilm dramatique qui critique les manques relationnels dans notre société sans âme.

Virgile (pour meubler, voix d’horloge parlante) : La nuit sera encore assez douce... (Voix plus chaude :) hélas plus au point de se promener agréablement... (Devenant lyrique :) la main dans la main, le long des rues apaisées.

Mathilde (se lançant) : Alors c’est vous ou pas vous qui empêchez Cléo de porter mes cadeaux ?

Virgile : Moi ? Quels cadeaux ?

Mathilde : Des cadeaux de marque, Monsieur !

Virgile : Pourquoi ferais-je une chose pareille ?

Mathilde : Donc c’est pas vous la jeune fille ?

Virgile (inquiet, à part) : Quelle drôle de visiteuse...

Mathilde : Parce que moi je dis «y en a marre» ! Y en a marre de voir saboter tous mes projets pour lui. A chaque fois que je vais le tirer de l’ornière des standards, le rendre visible enfin, paf, une influence étrangère le corrompt, le banalise, le rejette dans la foule des anonymes...

Virgile : Il a donné la montre que je lui avais offerte.

Mathilde : Il donne certains de mes cadeaux à votre indicatrice horaire, là. (Elle désigne la chambre du menton.)

Virgile : A celle-là ? Mais elle indique très mal l’heure !

Mathilde : ... Je croyais qu’elle avait votre montre ?

Virgile : Oui... Mais ce n’est pas une passionnée...

Mathilde : Moi, j’ai été speakerine, voyez-vous, c’est dire que pour moi l’heure c’est l’heure.

Virgile (ravi) : Eh bien, il est vingt et une heures quarante-deux.

Mathilde : Zut, j’ai manqué «La croissance d’un virus de bonne famille», sur la 2ème chaîne, mon feuilleton préféré, je l’ai annoncé plus d’une année.

Virgile : Mais oui ! je me souviens !... Ah, ce que vous l’annonciez bien à l’heure !

Mathilde : Une bonne speakerine se doit d’être précise; aussi, pour être sûre, je consultais souvent l’horloge parlante.

Virgile : L’horloge parlante ? Mais c’était moi ! moi !

Mathilde : Ah, la voix ! Je me disais : je connais cette voix. Chaude, chaleureuse. Vous auriez pu être speakerine.

Virgile : En somme, nous avons fait équipe pendant des années...

Mathilde : Et nous nous rencontrons seulement maintenant.

Virgile (tout à coup attristé) : Un peu tard, hélas. On m’a remplacé par une machine...

Mathilde (vivement) : Elle ne vous vaut pas.

Virgile : Et vous, on vous a remplacée aussi à ce qu’on a vu, maintenant l’annonce des programmes n’a plus d’âme.

Mathilde : Plus de marque personnelle.

Virgile : L’anonymat des machines gagne le monde.

Mathilde (angoissée) : Que faire ?

(Un silence.) Virgile : Unissons-nous.

Mathilde : Je veux bien, de toutes façons je n’ai rien à faire.

Virgile : Avec mes dons et les vôtres, créons de l’âme.

Mathilde : Il va falloir se trouver un logo pour notre marque.

Virgile (de plus en plus décidé) : Le monde est à reconquérir contre les envahisseuses électroniques...

Mathilde (emballée) : Nous pouvons faire mieux qu’elles !

Virgile (vibrant) : Rendons l’espoir à des milliers de gens.

Mathilde (changeant de ton) : Consultons nos horoscopes... Quel est votre signe ? (Elle s’est assise après avoir sorti un petit livre de son sac.)

Virgile : Verseau.

Mathilde : Moi, Balance. (Elle étudie. Il attend.)

Virgile (angoissé) : Alors, c’est bon ?

Mathilde : Votre date de naissance ?

Virgile : 24 août 1950 à 9 h 05, par temps ensoleillé mais avec un léger vent sud sud-est.

Mathilde : C’est un vent agréable par temps chaud.

Virgile : Surtout pour une naissance. (Elle étudie toujours.)

Mathilde : Voilà.

Virgile : Ah ?

Mathilde : Les astres nous encouragent vivement, mais en cas d’échec, ils nieront avoir eu quelque rapport que ce soit avec nous.

Virgile (effondré) : Tout va nous retomber dessus.

Mathilde : Ça peut marcher, Virgile. Courage. Saturne promet de rester tranquille, Uranus nous donnera discrètement un coup de main...

Virgile : Ce sera dur.

Mathilde : Mais nous avons les compétences nécessaires pour faire le monde meilleur.

(Madeleine sortant de la chambre, habillée.) Madeleine : Me voici prête à partir.

Virgile : Vous y avez mis le temps. Vingt et une heures quarante-huit; il vous a fallu onze minutes et quarante-cinq secondes.

Madeleine : J’espère qu’il neige toujours sur Atlanta ?

Virgile (qui n’entend pas malice) : La neige tombe à peine désormais, la couche est d’environ vingt-trois centimètres, la température continue de descendre.

Mathilde (enthousiasmée) : Bravo !

Madeleine : Voilà de bonnes nouvelles... Je pense que vous n’avez plus besoin de moi ?

Mathilde (regardant le foulard de Madeleine) : Voilà un foulard qui me dit quelque chose.

Madeleine : Il faut rendre ?

Mathilde : Non, non... mais montrez la marque au moins. (Elle l’arrange de façon à ce que la marque devienne apparente. Madeleine se laisse faire.)

Madeleine (ironique) : Maintenant je vais oser sortir... Au revoir... (Elle sort.)

Mathilde Madeleine, criant) : Essayez de voir la fin de «La croissance d’un virus...», sur la 2... (Revenant à Virgile.) Et nous, nous allons devoir jouer serré. Pour rétablir les droits et le travail humains, il va falloir paraître aussi insignifiants que les autres...

Virgile : Ne pas indiquer l’heure ?

Mathilde : Même pas les programmes T.V. de la soirée.

Virgile : Ni le temps qu’il fait ?

Mathilde : Ne rien dire des marques non plus, sauf professionnellement, en managers avisés de ces domaines.

Virgile : Je vois. A vingt et une heures quarante-neuf je dois prendre la décision la plus difficile de ma vie.

Mathilde : Soyez prêt pour vingt et une heures cinquante.

Virgile (se concentre, semble souffrir, puis respire un grand coup) : Voilà c’est fait.

Mathilde (qui regardait sa montre) : Pile, à la seconde près.

Virgile : C’est la moindre des choses.

Mathilde : Vous avez beaucoup souffert ?

Virgile : Oui... mais je comprends le sens élevé de la tâche à accomplir.

Mathilde : Embrasse-moi.

Virgile : N’est-ce pas prématuré ? Nous ne nous connaissons que depuis vingt-trois minutes et sept secondes.

Mathilde : Pour tenir il faut être soudé. Embrasse-moi. Comme dans «Les sources du paradis», tu l’as vu ?

Virgile : Un feuilleton ?

Mathilde : Non. Un porno. J’annonce tout, moi... (Provocante :) Et tu pourras me faire indiquer toutes les heures que tu voudras comme tu voudras.

(Ils s’embrassent. Sonnerie. La tête de Cléo apparaît sur l’écran.) Mathilde : Il va falloir commencer par lui.

Virgile : Avec lui ? On n’y arrivera jamais.

Mathilde : Si on y arrive avec lui, alors on pourra avec n’importe qui. Ouvre.

(Virgile va appuyer sur le bouton pour ouvrir. Cléo entre.) Cléo (voyant Mathilde, surpris) : Tiens... J’avais laissé Madeleine.

Virgile : Elle a bien indiq...attendu, mais il était...de rentrer.

Cléo : Vous vous connaissez ?

Mathilde : Virgile et moi montons une affaire ensemble.

Cléo : Ah ? Quelle affaire ?

Mathilde : De relations sociales.

Cléo : C’est vague.

Mathilde : J’ai vu ça dans...une sorte de vision. On crée de la chaleur entre les gens en se dévouant pour remplacer des machines électroniques, non pas en permanence bien sûr, elles sont trop précieuses et nous leur sommes bien inférieurs, mais un jour, ou quelques heures...

Virgile : Nous offrons du tout humain à ceux qui sont stressés et qui veulent, l’espace d’un m...d’un rêve, échapper au monde qu’on leur a imposé.

Cléo (méfiant) : Projet superbe. Mais la pratique m’échappe, éclairez-moi. (Il s’assied confortablement.)

Virgile (embarrassé) : En pratique ?... (A Mathilde :) Vas-y toi. (Bas à Mathilde :) Au fait, comment est-ce que tu t’appelles ?

Mathilde (bas) : Mathilde.

Virgile (à part) : C’est prendre un bon départ dans la vie de couple que de connaître le prénom de la personne aimée.

Cléo (s’impatientant) : Alors ?

Mathilde : Trois directions : les séminaires, l’animation d’entreprises, la radio.

Cléo : Pas la télévision ?

Mathilde (embarrassée) : Oh ? La...chose...vision... (Innocemment :) Nous n’y avions pas pensé...

Virgile (intervenant) : La mise de fonds nécessaire serait trop importante. (Il a mis par énervement les mains derrière son dos.)

Mathilde : C’est évident.

Cléo : Eh oui.

Virgile (content, prêt à donner un de ses précieux renseignements) : Il est... (Il s’arrête net au sourire ironique de Cléo et, derrière son dos, ses doigts se mettent à indiquer l’heure frénétiquement)... il est préférable d’avoir une vue saine de la gestion.

Mathilde : Le monde des affaires est plein d’embûches pour les jeunes entrepreneurs.

Virgile : Ceux qui sont en place n’ont pas l’intention de laisser une part du gâteau. (Derrière son dos les doigts indiquent d’abord un mouvement constant vers le bas (=tombe), puis montrent qu’il s’agit de petits ronds (=neige), enfin dessinent les lettres du nom «Atlanta».)

Cléo (méfiant, à Virgile) : Vous voilà très raisonnables. Mais combien de temps vous faudra-t-il pour mettre votre projet en place ?

Virgile (ses doigts derrière son dos répondent vingt et un jours) : Qu’importe ? Seul le but compte.

Mathilde : Si nous nous laissons stresser nous-mêmes, comment soulagerions-nous les autres !

Cléo : En les invitant à regarder «La croissance d’un virus de bonne famille», par exemple.

Mathilde (gémit) : Ah ! (A part :) Comme j’aurais voulu l’avoir dit ! (Virgile la pinçant :) Ah non, non. D’ailleurs je ne saurais même pas à quelle heure c’est.

Virgile : Ah ! (Il se plante dos devant elle, face à Cléo, pour qu’elle voie ses mains qui indiquent «vingt heures quarante-cinq».) ...Moi non plus.

Cléo (qui s’est levé pour voir ce que Virgile tient derrière son dos, tandis que celui-ci tourne avec lui et recule) : Tiens, tiens, aurais-tu perdu tes dons ?

Virgile : Nullement, mais je les réserve pour mes cours d’expression spatio-temporelle.

Mathilde : Oui, il ne doit pas se disperser. (Elle s’est rapprochée de Virgile et ils sont serrés l’un contre l’autre en reculant devant Cléo.)

Virgile : Et Mathilde ne veut plus faire d’annonces que pour soulager un peu les gens venus à nous du poids des automatismes sociaux. (Derrière son dos, ses doigts indiquent : soleil à Sidney. Les doigts essaient d’imiter les rayons.)

Mathilde (dont une main vient toucher, caresser les doigts de Virgile qui indiquent le temps) : Nous sommes capables de faire vivre un court retour à la vie naturelle.

Virgile : Mathilde aura une animation d’organisation impulsive et elle apprendra aux autres à demander au lieu d’appuyer sur un bouton, ce qui coupe les relations humaines.

Cléo (qui a renoncé à les contourner, pensif, retournant s’asseoir) : Oui oui oui... Vous allez avoir besoin pour votre publicité d’un logo, d’une marque caractéristique...

Mathilde (gémit) : Ah...

Virgile (très vite) : Il s’agit d’apprendre aux gens à se créer un nouveau style de vie par l’exemple de ce qui existe, non de leur imposer le nôtre.

Mathilde : Oui, qu’ils créent, c’est ça. Moi je donnerai des exemples.

Cléo : Oui oui oui...

Virgile : Et nous organiserons des spectacles avec nos patients.

Mathilde : Pour leur apprendre à faire leur, en étant actifs, ce qu’ils subissent habituellement. Tout le monde n’a pas notre force pour échapper à l’électronique.

Cléo : Oh ça !... Et sur quels thèmes ces petits spectacles ?

(Mathilde caresse toujours les doigts de Virgile. Par gentillesse il lui dessine une télévision, puis y apparaît un personnage de la taille d’un ongle qui lutte contre un plus grand que lui mais qui va grandir.) Mathilde : Sur les choses fondamentales.

Cléo : C’est-à-dire ?

Mathilde : Comme toujours : le temps qui passe, le temps qu’il fait...

Virgile : Les manières de fuir la vie : les jeux, la télévision...

Mathilde : Recréer pour aujourd’hui à la manière d’aujourd’hui sur l’énigme humaine.

Cléo (qui s’est levé, se dirigeant vers la sortie) : Eh bien, pourquoi pas... Il faut que je vous laisse, il est... tard... (Il attend une précision de Virgile qui ne vient pas car Mathilde lui écrase les doigts.) Vous avez là de merveilleux projets... (A part :) C’est égal, je vais les surveiller de près... (Sortant :) Bonsoir.

(Virgile et Mathilde soulagés tombent dans les bras l’un de l’autre.)

FIN.