Arrêt 36 de l'autobus 40

(Sophie V)

Devant le rideau tiré ou devant un écran gigantesque sur lequel défilent les paysages urbains, un bus sans son côté face à la scène. Il est loin d'être plein. Une quinzaine de personnes l'occupent, au maximum, dont plusieurs debout. Les acteurs s'abstiendront de crier pour se faire entendre; s'ils n'ont pas de voix, qu'on leur donne des micros, cela permettra des tons variés jusqu'au chuchotement. Plusieurs personnages peuvent avantageusement être remplacés par des mannequins; en ce cas, ils doivent avoir l'air aussi peu humain que possible sans perdre l'idée de l'homme.

La dame en noir (la quarantaine; fine) à un godelureau assis à son côté : Maxime, ce bus me rappelle le corbillard de mon pauvre mari.

Godelureau (content) : Ça fait six mois, ma tante... pour un kilomètre... il doit être arrivé.

La dame en noir : Si au moins je l'avais suivi, j'aurais moins de remords. Ah ! j'ai hâte de voir où Pierre est enterré.

Godelureau (content) : Sans nous, la cérémonie a dû paraître bizarre, c'est sûr.

La dame en noir : Mon godelureau chéri, nous avons trop fait l'amour ce jour-là, tu m'as fait oublier l'heure, et maintenant je me sens coupable... Il y a comme un reproche qui vibre dans l'air autour de moi... en permanence... comme si l'air était son souffle, sa voix.

Godelureau (content) : Ça vous change de vos hallucinations érotiques, je vous avais bien dit que je vous guérirais.

La dame en noir (reconnaissante) : Grâce à toi ce n'étaient pas des hallucinations mais des prémonitions... Et si mon mari était à l'arrêt du bus ?

Godelureau (narquois) : C'est un bus qui l'a écrabouillé : à mon avis, mort il doit éviter ce genre d'endroit.

La dame en noir : Mon Dieu, c'est vrai. Tu crois que... peut-être... et si nous étions justement dans celui qui l'a tué ?

Godelureau : En tout cas vous avez voulu voir l'arrêt de l'accident, on y sera bientôt.

La dame en noir : Quel dommage que tu ne me fasses plus aussi bien oublier l'heure qu'il y a six mois.

(Demi-grimace agacée de Godelureau. Le silence s'installe entre eux.)

Minnie (seize ans, comme ses trois amies; elle regarde une bande dessinée; lisant) : Scrutch.. mgam...rrr...miam miam...

Candie : Tu lis quoi ?

Sunnie : On dit : quoi tu lis ? pas : tu lis quoi ? L'interrogatif se met devant.

Candie : Oïe oïe oïe, quelle casse-pieds tu fais.

Sunnie : Si tu suivais les cours aussi.

Minnie : Scrutch... iaou gwa gwa...

Willie (écouteurs de son baladeur sur les oreilles, les yeux au plafond en extase, chantonnant parfois) : Ooo... I...I...looo...I...I...loovloov love...

Candie : Alors, tu lis quoi ?

Minnie : Mitskatu le chimpanzé chambellan.

Candie : C'est bien ?

Minnie : C'est japonais... Y a des trucs, t'en prends plein la gueule.

Sunnie : On dit pas «gueule», on dit : «t'en prends plein la face». On l'a vu la semaine dernière en cours de français.

Minnie : Tu nous embêtes avec tes études.

Candie : Le français c'est quoi on parle. Le prof de l'année dernière il était vachement plus intéressant, il disait que toute langue évolue et que je faisais évoluer la langue.

Willie (chantonnant) : I...loov...I...in myyy...councoun...

Sunnie : Tu la causes pas, tu peux pas la faire évoluer. Et lui c'était même pas un vrai prof; pas un des de la littérature il avait lu.

Minnie : Et alors ?

Candie : Oui, j'vois pas le rapport.

Minnie : C'est lui qui m'a fait connaître Mitskatu, un samedi après-mi que j'étais allée chez lui.

Candie : Tu m'avais pas dit ça !

Minnie : Y a des choses qui se disent pas, même aux copines.

Willie (chantonnant) : Coun...coun...coun...try...ooo...

Sunnie : Colonisées.

Minnie : Ah, laisse-moi lire, tiens.

Candie : J'peux regarder aussi ?

(Le silence s'installe.)

Le jeune voleur (se déplaçant il heurte un homme d'âge mûr, on voit sa main plonger dans une poche de l'autre et en ressortir avec un portefeuille) : Pardon.

L'homme : Pas de mal.

(Le jeune voleur va vers le fond du car. Un projecteur éclaire alors le chauffeur.)

Le chauffeur : Je l'ai vu, moi... Je le connais. On fait la ligne ensemble depuis cinq mois... Mais je ne dirai rien; chacun ses affaires. Dommage d'ailleurs qu'il n'applique pas ce principe. Et puis quoi, je suis sensé regarder seulement la route... La route... quelle horreur... sans mes habitués pour me remonter le moral... eh mais fais gaffe, toi ! Ta droite !... sans eux, j'pourrais pas tenir... non... mais dès que l'un d'eux monte, le bus secoue deux fois moins, sa carcasse cesse de couiner, il se fait douceur, berceur... Naturellement nos amis ne se rendent compte de rien; c'est qu'ils ne savent pas qu'ils sont nos amis...

(Un temps.)

La dame en noir Godelureau, tendre) : Dis-moi quelque chose.

Godelureau (content) : T'as vu les p'tites... Elles sont marrantes.

La dame en noir : Quelque chose d'amoureux, quelque chose d'intelligent.

Godelureau (sans âme mais casant avec satisfaction une belle phrase) : J'aime tes seins volumineux et la cambrure grasse de tes reins et les déchirements célestes de tes gémissements...

La dame en noir : Mon godelureau chéri.

(Coups de klaxon.)

Le chauffeur : ... Hé là !... Roquet ! Je l'écraserais d'une roue... (Revenant à nous :) Ah, je connais les histoires de quantité de gens... que je ne connais pas... Les p'tites, là, par exemple; des années que je les transbahute... des cas scolaires désespérés... mon fils était dans une classe de la même école, il me racontait, il m'a dit un jour : ce sont des filles sympa... Quand on connaît le niveau de ce petit con, il y a peu de chances de le voir apprécier des intellectuelles.

Sunnie : Je t'entends penser, chauffeur. Silence dans ta tête. Regarde la route.

Le chauffeur : J'aime mieux regarder la jeune Sunnie; eh eh, elle devient mignonne. On se développe.

Sunnie : Le chauffeur n'est pas convenable.

Candie : Quoi qu'il a encore pensé, le sale chauffeur ?

Sunnie : Il a pensé des visions sur mon corps mignon.

Candie : Et sur le mien ?

Sunnie : T'es pas assez intellectuelle.

Candie : Y a un rapport ?

La dame en noir : S'il m'est permis d'ajouter une pensée au pot commun, un chauffeur of bus devrait avoir un comportement éducatif envers les jeunes.

Le chauffeur : Vous, faut prendre des taxis.

Sunnie : Oui, y manquerait plus qu'ça, qu'i se prenne à m'éduquer.

Candie : On veut pas être des putes. Moi j'apprends même des leçons de l'école.

Sunnie : Mais tu y comprends rien.

Candie : Ça fait rien, j'apprends quand même... Moi j'veux-t-être médecin.

Le chauffeur : Et toi Sunnie ?

Sunnie : Moi, professeur, parce qu'il faut être réaliste. Je crois qu'il est nécessaire d'z-avoir une considération objective de ses facultés.

La dame en noir : Et vous pourrez atteindre le niveau ?

Sunnie : Je l'ai déjà... J'en sais autant que nos profs.

Candie : Ça c'est vrai. Madame Jacques, elle dit souvent comme ça : Sunnie, remplacez-moi cinq minutes, je vais pisser.

La dame en noir : Elle dit ça ?

Candie : Oui, et quand elle revient, au bout d'un quart d'heure - vingt minutes, elle dit : bravo, Sunnie, je n'aurais pas fait mieux.

La dame en noir : Et vous la croyez ?

Le chauffeur : Oh, elles peuvent la croire. Elle a été prof de mon fils...

Godelureau : D'ailleurs on voit bien que ces demoiselles sont déjà très évoluées.

Sunnie : C'est vrai... Minnie surtout. Elle lit tout le temps, je sais pas comment elle fait.

Candie : Elle se cultive sans arrêt.

Le chauffeur : Tu parles, elle lit toujours la même chose.

Minnie : Je t'entends penser, chauffeur. Tu diffames. C'est le soixante-troisième volume de Mitskatu que je lis.

La dame en noir : Mais... n'est-ce pas un peu monotone ?

Minnie (méprisante) : Quand est-ce que tu as lu un Mitskatu pour la dernière fois, toi ?

La dame en noir (interloquée) : Je crains de... de n'en avoir jamais lu.

Godelureau : Vous savez, on a un mal pour obtenir qu'elle lise !

Candie : Quoi qu'elle fait, alors, à son âge ?

La dame en noir (piquée) : Eh bien, et vous ? A votre âge ?

Candie (prenant son air profond) : Moi, je médite.

Sunnie : C'est vrai, parfois elle semble complètement absente.

Candie (satisfaite) : Oui, parce que je médite.

Le chauffeur : Dis sur quoi à la dame.

Candie (piquant un fard) : Oh non, ça peut pas s'dire.

Godelureau : Moi aussi j'aime méditer.

Candie (émerveillée) : C'est vrai ?

La dame en noir (ironique) : Il est plus vigoureux qu'on ne croirait à le voir. (Tête de Godelureau.)

Minnie : Mitskatu, voyez-vous, sait vaincre l'adversité par une absence de complexes et de principes totale. Souvent, quand j'ai un problème, je me dis : Que ferait Mitskatu ? Et je n'ai plus qu'à appliquer.

Le chauffeur : Comment conduire un bus pour gagner sa vie et être ailleurs ? Mitskatu répond à ça ?

Minnie : Bien sûr... mais je n'ai pas encore lu le volume.

Le chauffeur (mi-amer mi-ironique) : Les livres n'apportent que des déceptions...

La dame en noir : Parfaitement exact.

Minnie : Vous dites ça parce que vous êtes de vieux flemmards.

Candie Sunnie) : C'est ceux-là qu'on appelle des déchets humains ?

Sunnie : Tu dois pas le dire, sinon ils se fâchent.

Candie : Pourquoi ?

Minnie : Ce sont pas des évolués comme nous.

Candie : Ah... D'ailleurs ça se voit.

Le chauffeur : Espèce de gourdes !

La dame en noir : Bravo !

Les petites : Oh ! le sale chauffeur ! Il a insulté les mignonnes petites !

Godelureau (aux petites) : Notez que je me désolidarise de ces gens.

Minnie : Tu fais bien.

Candie : Oui.

Sunnie : Ils sont imbuvables ceux-là.

La dame en noir : Godelureau, mon chéri !

Le chauffeur : Gourdes, gourdes et gourdes !

Les petites (trépignant) : Ohooo !

Willie (levant son casque, accent du Texas) : Qu'est-ce qu'vous chantez ?

Minnie : C'est celui-là, il nous a insultées.

Willie : Salaud ! J'connais des gars moi, y viendront in ton bus et y t'feront ta fête !

Les autres petites : Bravo Willie, faut se défendre.

Candie : Ta cervelle elle va gicler, sale chauffeur.

La dame en noir : Godelureau, réponds-moi.

Minnie : Mitskatu i lui aurait déjà fait des dessins sur la figure au couteau, il aurait déjà du sang qui lui coulerait partout.

Sunnie : Ouais ! Mitskatu.

Les petites (scandant) : Mits-ka-tu, Mits-ka-tu...

La dame en noir : Godelureau !

Godelureau : Décidément ma tante, je crois qu'il nous faut rejoindre nos générations respectives. Ce furent un beau rêve et de bonnes nuits, mais le sexe m'appelle ailleurs aujourd'hui.

La dame en noir (en larmes) : Tu n'as pas de morale. A quoi ça sert qu'on vous fasse donner de l'éducation ?

Le chauffeur : Mais à rien ! Ils sont tarés !

Les petites (scandant) : Mits-ka-tu, Mits-ka-tu...

Godelureau : Mits-ka-tu, Mits-ka-tu...

Les petites (l'applaudissant) : Bravo !

Willie : I've rosenight of your twin.

Godelureau : Ah ? Anglaise peut-être ?

Candie : Non, pourquoi ?

Willie (étonnée) : Haouoaouao ?

Godelureau : ... Je suis également pour le plurilinguisme.

Le chauffeur : Tu parles, c'est le français qu'elle connaît pas.

Godelureau : Ah ? Française depuis peu, alors ?

Minnie : Quelle drôle d'idée. Pourquoi ça ?

Sunnie : Il est bourré de préjugés. Pour un jeune... (Moue.)

Minnie : C'est une spécialiste de la chanson amerloquaine, v'là tout.

Candie : Le français elle a pas eu le temps de l'apprendre...

Sunnie : A cause de ses études...

Godelureau : Ah... Et à la place elle parle l'amerloquain couramment ?

Sunnie : Elle parle la chanson amerloquaine.

Minnie (admirative) : C'est déjà beau.

La dame en noir : C'est pas un peu juste pour les débats ?

Godelureau : Ce que vous pouvez m'énerver, ma tante !

Candie : Oui, elle énerve, la vieille.

La dame en noir : J'ai encore le droit d'émettre une opinion !

Sunnie : Pour ce qu'elles sont...

Candie : Ouais...

Godelureau : En effet.

Le chauffeur : Au paradis des gourdes, les godelureaux sont rois.

Candie : Quoi qu'i a encore jacté, le sale chauffeur ?

(Willie se met à trembler.)

Sunnie : Remets ton casque, Willie. Tu vas avoir une crise sans ça.

Minnie : Plus de deux minutes sans musique, tu vas avoir une crise de manque.

(Willie qui tremble de plus en plus n'arrive pas à le remettre.)

Candie : Attends, je t'aide.

Willie (le casque sur les oreilles, cessant de trembler, satisfaite) : Wah...

Sunnie : On a eu chaud.

Minnie : Oui.

Candie : Le chauffeur i devrait aller en prison.

Godelureau : Ce serait justice.

Le chauffeur : Dégénérés.

La dame en noir : Je trouve ces jeunes bien intransigeantes.

Le jeune voleur (intervenant brusquement) : S'il m'est permis d'interjeter une pensée parmi votre magma, il me semble que l'application simple de quelques principes de morale vous permettrait de vous comprendre les uns les autres... (Effet. Les autres, étonnés, yeux agrandis, bouches bées de poisson appelant l'air.) Voyez-vous, je me suis toujours intéressé de près aux affaires de mon prochain. Je condamne l'égoïsme. Et je suis un ardent partisan de l'entente cordiale... Par-delà les âges et les générations, par-delà les sexes et les situations, par-delà les cultures et les individualités, oui ! oeuvrons à l'amour !

Sunnie Minnie) : C'est toi ou moi qu'il regarde ?

Minnie : C'est sûrement moi.

Le jeune voleur : Willie, veuillez décrocher vos écouteurs quand je pense... Willie !

Willie (enlevant ses écouteurs, ahurie) : How hesest ?

Candie : Quoi qu't'as contre la mudzique ?

Sunnie : Oui...

Le jeune voleur : Musiquons-nous, mais n'oublions pas les baisers.

La dame en noir : Vous ne voudriez pas prendre en charge une dame encore bien dont le godelureau est déserteur ?

Godelureau : Ma tante ! Tenez-vous.

Willie : Je am d'accord you. Qui kiss ?

Le chauffeur (farceur) : Moi je kiss à volonté.

Candie : Oh, le sale chauffeur ! Libidineux ! Satyre R.A.T.P. !

Le jeune voleur : Le fait est que vos propos, chauffeur, ne relèvent pas de la morale professionnelle stricte que la société est en droit d'attendre de son personnel spécialisé.

Le chauffeur : Commence par ne plus piquer les portefeuilles avant de juger les autres.

Le jeune voleur (alarmé) : Et maître-chanteur en plus ! Je vous adresse les félicitations d'un jeune homme qui a souffert, lui, dans la vie, qui a non seulement des excuses mais aussi des justifications...

Le chauffeur : Et moi je vois dans mon bus des putes tous les jours et je m'en tape aucune.

La dame en noir : L'argument n'est pas sans valeur.

Willie : Si on kiss pas, alors music ! (Elle remet son casque sur ses oreilles.)

Candie Sunnie) : Faut i plaindre la chauffeur ou pas ? Hein, Sunnie ?

Sunnie : Je ne suis pas encore élève en philosophie.

Minnie : Les vieux ça se plaint tout le temps.

Godelureau : Et c'est insatiable. Une vraie plaie.

Le chauffeur : Quant aux jeunes piqueurs de pockets, ils pourraient bien ne pas représenter une concurrence du fond de leur cellule.

Le jeune voleur : C'est bas comme attaque. Vous n'aimez pas les jeunes, voilà. Vous vous vengez d'être vieux.

Candie : Faut soutenir les jeunes, les filles !

Minnie : Ouais !... Mits-ka-tu...

Les autres filles, plus Godelureau et le jeune voleur : Mits-ka-tu, Mits-ka-tu, Mits-ka-tu...

La dame en noir : Lamentable.

Les autres : Mits-ka-tu.

Le chauffeur : Ils n'ont pas plus de cervelle que des poulets, ils ne comprennent... Ah ! (Grand cri de terreur du chauffeur qui ne faisait pas assez attention à la route; il freine au maximum; bruit de crissement de pneus; bruit d'un choc.) Con de piéton... (Effondré sur son volant :) Ah merde, merde ! Encore un... Deux en six mois... Ça va faire des histoires.

(Le rideau du fond s'ouvre. Le décor représente une place avec sa fontaine centrale, ses commerces. On voit l'arrêt de bus auquel on allait arriver. Le blessé se trouvant en principe sous le bus, en fait derrière, n'apparaîtra donc que lorsqu'il sera tiré. Le chauffeur descend. Les autres se mettent aux fenêtres.)

Candie : J'vois personne par terre.

Minnie : Forcément s'il est d'sous...

Sunnie : ... sous le bus.

Candie : Tout cas, i s'plaint pas. C'est un bon gars.

Willie : Suppose that elle's girl.

Les autres (cri d'horreur) : Ah !... Il écraserait aussi les filles !

Godelureau : Je l'en empêcherai !

Sunnie (émue) : Vous vous empareriez du volant pour nous ?

Godelureau : Que vos lèvres semblent douces.

(En bas :)

Le chauffeur : Alors, où est-il passé ?... Aïe aïe aïe, il m'a l'air bien plat... Voyons s'il bouge encore. (Il donne des coups de pied sous le bus, dans le corps en principe.)

(Des quatre coins surgissent de leurs boutiques quatre vieillards en longue robe noire avec des cheveux et une barbe blancs et très longs.)

Mathusalem (s'approchant) : Il a l'air bien fini, celui-là.

Le chauffeur : Eh oui. Ça m'embête un peu.

Mathusalem : Pourquoi ?

Le chauffeur : Mon contrat ne me donne droit qu'à un par an.

Melchisedech (finissant d'approcher) : Mais je vous reconnais. Le dernier c'était déjà vous !

Le chauffeur : Je m'ennuie à passer ma vie à conduire des bus.

Mathusalem : Comme je vous comprends, moi je n'aimerais pas ça non plus.

Melchisedech : Il suffit de regarder la route, c'est tout.

Hibernatus (arrivant) : Eh eh, encore un jeune qui croyait bien nous enterrer. Le chauffeur l'a mis à plat.

Melchisedech : Il n'avait pas d'autorisation pour celui-ci, à ce qu'il dit.

Hibernatus : Ah, c'est une gâterie ?

Mathusalem : Il est étourdi, c'est tout.

Hiristophamis (arrivant lentement le dernier) : Qui est mort ?

Melchisedech : Il n'est peut-être pas mort.

Le chauffeur : Je crains que si, je lui ai flanqué des coups de pied, il ne bouge pas.

Hiristophamis : Il faudrait vérifier.

Hibernatus : Oui.

Mathusalem (hélant les gens qui attendent à l'arrêt de bus un peu plus loin) : Hé ! Quelqu'un pourrait venir nous aider ?

Napoléon : Ça va pas ! je ne veux pas manquer le bus suivant, j'ai un rendez-vous important, moi.

César : Je suis également indisponible, je regrette, mais vous savez, les affaires sont... Monsieur, peut-être ?

Corneille : Non.

Napoléon : Pourquoi non ?

Corneille : Je n'aime pas les morts, c'est tout.

César : Et suffisant.

Napoléon : Oui.

Hiristophamis : Ça y est, ça va recommencer comme il y a six mois, on va rester là des heures sans même pouvoir le ranger dans le caniveau.

Le chauffeur : Il faudrait pourtant qu'il laisse la place à la circulation. Il ne peut pas obliger tout le monde à s'occuper de sa petite personne ad aeternam.

Melchisedech : Mathusalem, tu as une idée ?

Mathusalem : Non, et vous Hibernatus ?

Hibernatus : Les idées, c'est plutôt l'affaire d'Hiristophamis.

Hiristophamis : Et vous, Melchisedech, qu'est-ce que vous en pensez ?

Melchisedech : On ferait bien de prévenir la police, comme la dernière fois.

Hibernatus : Pour ce que ça a donné.

Mathusalem : Flics ou pas, le mort n'en sera pas moins mort; et ils vont nous embêter.

Hiristophamis : Mais est-il mort ?

Melchisedech : On en revient toujours là.

Le jeune voleur (descendant du bus, exaspéré) : Bon sang ! Je vais le tirer de là, moi. Pauvre type. (Il le fait.)

Les petites : Bravo !

Minnie (émue) : Un vrai Mitskatu.

Le jeune voleur (mettant le pied sur le mort pour la pause) : Voilà.

Mathusalem : Pas mal, ce jeune.

Le mort : Aaaah.

Le chauffeur : Il a dit «aaah» : il est bien mort, pas de doute... Un vivant m'aurait déjà abreuvé d'injures.

Hibernatus : Est-ce une preuve suffisante ?

Hiristophamis : Si on le regardait ?

Le chauffeur : Oh non, je n'aurais pas la force. Qu'on le pousse plutôt tout de suite dans son caniveau.

Mathusalem : Il faut quand même savoir qui c'est, ce type.

Le chauffeur (amer) : Personne ne pense à moi et à ma peine.

Melchisedech (au jeune voleur) : Eh vous, si vous le regardiez ?

Le mort : Aaaah.

Mathusalem : C'est un têtu.

Hibernatus : Oui, il l'avait déjà dit.

Le jeune voleur (regardant le mort) : C'est quelqu'un que je ne connais pas.

Hiristophamis : Et moi, est-ce que je le connais ?

Le jeune voleur : Il a la tête de n'être connu de personne.

Mathusalem : Pas de veine on n'aura pas la télé. Les célébrités vont toujours se faire écraser ailleurs.

Melchisedech : Oui, mais on a la tranquillité.

Hibernatus : Et la longévité.

Hiristophamis : Et une distraction tous les six mois. C'est pas si mal.

La dame en noir (qui s'est approchée d'une vitre après les autres) : Mais !... mais... (Elle se précipite hors du bus, court au mort.) George ! George !... C'est George... C'est mon mari !

Le jeune voleur (sévère) : Avant de le réclamer, vous pourriez au moins attendre qu'il soit bien mort.

Godelureau (qui a fini par la suivre) : Voyons, ma tante, votre mari est déjà mort il y a six mois, il ne peut pas suffire pour tous les accidents de bus.

Le chauffeur : Bien sûr, il en faut un nouveau à chaque fois.

La dame en noir Godelureau) : Mais regarde, regarde !

Godelureau : Tiens.. ah oui... mon oncle !... Eh bien, au moins, vous n'aurez plus de remords de ne pas être allée à son enterrement la dernière fois.

La dame en noir : Ça m'ôte un grand poids.

Le jeune voleur : Elle va pouvoir se rattraper.

Le chauffeur : Grâce à moi.

Melchisedech : On ne sait toujours pas s'il veut bien mourir.

Mathusalem : Surtout que c'est un mort roublard puisqu'il a déjà trompé son monde.

Hibernatus : Je le trouve moins écrabouillé qu'il y a six mois.

Hiristophamis : Mais enfin, que pense le mort de tout ça ?

Le mort : Aaaah.

Mathusalem : Moi, il m'agace avec sa rengaine.

Le jeune voleur : Voyons les vieux, doucement, il y a une veuve ici.

Hibernatus : Et alors ?

La dame en noir : Eh bien, je souffre.

Melchisedech : Vous avez déjà eu six mois pour le pleurer, vous n'allez pas en plus venir nous faire votre cinéma.

Godelureau : Justement non, elle n'a pas eu le temps.

Hiristophamis : Pourquoi ?

Mathusalem : Qu'est-ce qu'elle a fait ?

La dame en noir (baissant les yeux) : J'ai baisé avec Godelureau.

Le mort : Salope.

La dame en noir : Mais je suis bien décidée à suivre les funérailles cette fois... Et à choisir la crémation; c'est plus sûr.

Le mort : J'en veux pas.

La dame en noir : Si, mon chéri, je suis la veuve, je décide. Tu vas finir en poudre.

Le mort : N'y a-t-il personne qui ait assez de coeur pour me défendre !

Hibernatus : On peut toujours demander.

Mathusalem : Oui, ça ne coûte rien.

Les quatre vieillards (clamant aux quatre coins cardinaux) : Y a-t-il quelqu'un qui ait assez de coeur pour le défendre ! Y a-t-il...

Le jeune voleur : Moi !

Les petites (ravies) : Mits-ka-tu, Mits-ka-tu.

Mathusalem : Vous êtes un original; enfin, on vous écoute.

Le chauffeur : Si vous faites ça, la prochaine fois je ne vous prends pas à mon bord. Vous irez voler ailleurs.

Le mort : Laissez parler mon avocat, j'y ai droit.

Godelureau : C'est vrai, ma tante, il y a droit, vraiment.

La dame en noir : Même mort, il m'énerve. Ah, si j'étais chauffeur de bus ! Je ne vous l'aurais pas raté la première fois, moi.

Le jeune voleur : Mesdames, messieurs, les vieux croûtons et vous les p'tites mignonnes si excitantes...

Les petites : Mits-ka-tu...

Le jeune voleur : Le mort a des principes. Retourner en poussière, il n'est pas pressé. Mais peut-il s'opposer à la consolation de sa veuve, à son plaisir d'avoir son mari sur sa cheminée ? Le pot dans lequel il passera son éternité, je l'imagine avec une peinture de grosses fleurs, des soleils, des coquelicots, un petit ange nu à ailes sert de poignée pour qu'elle puisse de temps en temps soulever le couvercle et contempler son chéri. Certes l'épouse encore jeune a un amant; il s'en va, elle en prendra un autre, c'est une excitée; tant qu'elle n'a pas sa ration de sexe, rien ne la calme. Mais elle est un être humain après tout, le mort devrait la comprendre et rester près d'elle pour la soutenir moralement. C'est pourquoi il est souhaitable de repousser la requête post mortem.

Le mort (qui s'est assis) : Couillon.

La dame en noir : Je suis très émue par votre superbe plaidoirie.

Le jeune voleur : Vous êtes encore bien, vous. Je pourrais vous aider à transporter l'urne...

Willie : Aoao... I want speaker discours, moi too. Car not d'accord avec jeune boy joli, qui a l'air bien musclé. (Elle descend du bus au grand étonnement de tous.) Y est necessary to respect les morts. If il no want, alors pas; brûler, no. Me, frenche fille de tas de frenchs, I dis : Vive les traditions, vive les cercueils ! My father vous fera des prix.

Le mort : Je veux du première classe, au moins.

Willie : Yes, elle paie, you as. Veinard de mort, va.

Le jeune voleur : Tu es encore plus craquante que la veuve. Je peux te toucher ?

Willie : Yes. Come. (Elle l'attrape. Ils vont s'embrasser.)

Les petites : Bravo. Mits-ka-tu... Mits-ka-tu...

La dame en noir : Dégoûtant.

Godelureau : Enfin, il m'en reste trois.

Candie : Moi, moi ! (Elle descend du bus et se précipite dans ses bras.)

Godelureau : Je préférais Minnie.

Candie : Tant pis. C'est la vie.

Minnie : Son bonheur pour moi passe avant le mien. D'ailleurs, moi, j'ai Mitskatu, n'est-ce pas ?

Sunnie : Sale journée.

Le mort : Je suis bien de votre avis.

Le chauffeur : Personne ne s'occupe de moi...

Mathusalem (aux autres vieillards) : Messieurs, en tant que plus anciens, c'est à nous de prendre la décision. Avez-vous bien réfléchi ?

Hibernatus : A quoi ?

Melchisedech : Moi je n'ai pas eu le temps.

Hiristophamis : Moi non plus.

Mathusalem : A la sagesse. Il faut leur indiquer la bonne direction, leur dire quelle est la voie du bonheur.

Melchisedech : Eviter l'abus d'alcool, l'abus de tabac, l'abus de sexe...

Hibernatus : Pour quoi faire ? Il y a assez de vieux comme ça.

Mathusalem : Oui, on suffit bien.

Hiristophamis : Regardez le mort : deux fois qu'il passe sous un bus et il est prêt à faire un troisième essai. Qu'a-t-il besoin de nos conseils ?

Hibernatus : Il a besoin d'un bus, pas de pensées.

Melchisedech : Hé, vous, le suicidaire ? Exprimez-vous. Quelles sont vos intentions ?

Le mort : Un peu d'hôpital, d'abord. Et on se revoit dans six mois.

Hibernatus : Il n'est pas exigeant... En plus un mort réutilisable, c'est économique, propre et distrayant.

Mathusalem : Ce que vous pouvez être égoïste.

Hibernatus : Moi ? En quoi ? Ai-je jamais fait un mort moi-même ?

Mathusalem : Ce n'est pas mieux d'utiliser ceux des autres pour son plaisir personnel !

Hiristophamis : A notre âge on a bien le droit à quelques douceurs.

Melchisedech : Voyons, Hiristophamis, ne vous sentez-vous pas de responsabilités vis-à-vis des plus jeunes ?

Hiristophamis : Non.

Hibernatus : Aucune.

Mathusalem : A quoi sert-il de vieillir si on garde une mentalité de gosse.

Hiristophamis : Gosse, moi ! Répète si tu l'oses, vieux décati !

Melchisedech : Laissez-le tranquille...

Hibernatus : Pourquoi est-ce qu'il joue toujours au moralisateur !

Mathusalem : Essayez plutôt de vous élever un peu...

Hiristophamis : Attends, tu vas voir si je m'élève... (Il lui fonce dessus et essaie de le frapper, l'autre se défend.)

Melchisedech (intervenant pour les séparer) : Voyons, votre dignité...

Hibernatus (intervenant contre Melchisedech) : Ah, tu veux le défendre ! Tiens, prends ça !

Melchisedech (se défendant) : Hibernatus, les gens...

(Ils se battent. Ils s'attrapent par la barbe, les cheveux et les tirent. Hiristophamis, le seul à avoir un bâton, essaie d'en donner des coups.)

Les petites (enthousiastes) : Bravo ! Mits-ka-tu Mits-ka-tu...

La veuve : Taïaut taïaut !

Godelureau et le jeune voleur, chantant :

Amour, bus fou, ivresse;

«Nous vieillirons ensemble,

Nous vieillirons ensemble.»

Ardentes, douces maîtresses,

Coeurs délicats,

Moeurs sans façons...

Mathusalem (hurlant) : Je vous enterrerai tous !

Hiristophamis (lui flanquant un coup de bâton) : Tiens, prends ça !

(Mathusalem le prend à la barbe et lui donne des claques.)

Le mort (vocalisant) : A à â à a, â â à a a, a â â à a a...

Melchisedech (faisant la pause, réjoui) : Comme il y a six mois. Nous sommes un éternel recommencement.

Hibernatus (faisant la pause, réjoui) : Ah que c'est bon de se sentir vivre ! Allez, encore un peu... (Ils recommencent de se battre.)

Godelureau et le jeune voleur, chantant :

Amour, bus sage, caresses;

«Nous vieillirons ensemble,

Nous vieillirons...».....

Le mort (se lève et part en vocalisant) : A â à à a a a...

La veuve : Avec qui vais-je faire l'amour, moi, maintenant...

Le chauffeur : Qui dira la solitude du conducteur de bus.

Hiristophamis (se battant contre Mathusalem) : Ah ! la belle journée !

Mathusalem (hurlant) : Je vous enterrerai tous !

 

 

 

FIN.